Dans le cadre d’une thèse d’histoire, publiée en 2000 (La Trace du Fleuve, La Seine et Paris, 1750-1850, Paris, Editions de l’EHESS, 2016 [2000]), j’ai vécu pendant cinq ans en compagnie des Gens de la Seine. Mais ceux-ci ne me sont pas apparus d’emblée, comme s’ils m’attendaient sagement dans un carton d’archives. Pour faire revivre le fleuve au 18e siècle, il fallait donner la parole à la totalité des gens impliqués sur la Seine, et ne pas me laisser uniquement guidée par les voix les plus puissantes de ceux qui maîtrisaient l’écrit, celles des autorités en charge du fleuve, le prévôt des marchands et le roi.
J’ai ainsi expérimenté une approche historienne fondée sur des corpus d’archives disséminés dans plusieurs dépôts. Cette histoire sociale visait à restituer l’épaisseur humaine du fleuve, la diversité des intérêts qui s’y inscrivaient et les conflits engendrés par les concurrences d’usage. Au 18e siècle, la Seine est bien un territoire saturé dont chacun essaye de tirer parti pour gagner de quoi vivre, pour y promouvoir des innovations techniques, pour tenter d’imposer de nouveaux aménagements urbains, ou même pour y conforter des dynasties anciennes.
Aucun fonds d’archives particulier ne permettait de redonner vie à cette société fluviale, si riche et colorée. Il a fallu éplucher les dossiers quotidiens du bureau de la ville pour en extraire tout ce qui touchait à la vie fluviale. Ainsi, les tenanciers de bateaux à lessive souscrivent des baux pour avoir le droit d’installer leur bateau pour 60 ans, moyennant un loyer et le respect de contraintes assez fortes. C’est la consultation minutieuse des 206 contrats signés au cours du 18e siècle qui m’a permis de dresser le portrait de cette petite société, relativement fermée, qui se perpétue sur les bords du fleuve. De même, le relevé précis des ordonnances annuelles interdisant le commerce de détail sur les ports, rappelant leurs heures d’ouverture et imposant aux marchands de respecter les espaces dédiés à chaque provision m’a orientée vers la description d’un espace urbain extrêmement dense et très surveillé. La Seine était bien au 18e siècle un site vital pour la capitale.
C’est à cette riche matière, privilégiant les nombreuses voix qui s’expriment sur le fleuve, que Gens de la Seine redonne vie grâce au travail en commun avec Michèle Cohen. A cet égard, si la forme d’écriture sonore créée par Michèle est en totale rupture avec le style académique, elle s’inscrit par contre en totale convergence avec l’approche historiographique qui est la mienne : promouvoir une histoire sociale originale en rupture avec une histoire de Paris trop souvent politique en raison du statut de capitale de la ville.
Le pouvoir du son
par Michèle Cohen, directrice artistique
Je ne suis pas historienne. Pour moi le temps de l’histoire est un temps très lointain, indifférencié, où se confondent Charlemagne, Clovis, Robespierre, comme autant de petites figurines. Au fur et à mesure du travail avec Sarah et Isabelle sur les « Gens de la Seine » j’ai pris conscience que ces « gens » précisément, avaient beau avoir vécu au 18ème siècle, c’était des gens comme vous et moi. Avec des bras, des jambes, un visage, un corps, des pensées, des émotions.
Cette proximité avec nos semblables, nos frères du 18ème siècle, je la dois au travail historien d’Isabelle Backouche. Un travail qui privilégie les recherches sur les petites gens – ceux qui ne savaient pas écrire, dont on ne retrouve la trace qu’au détour d’un rapport de police ou d’une lettre de doléance. Un travail d’une grande précision, finesse, qui donne à comprendre l’organisation sociale d’alors, mais qui, parce qu’il va dans les détails de la vie, produit aussi de l’émotion.
Comment transmettre ce savoir et cette émotion-là ? Comment rendre audible le travail savant d’Isabelle à des Parisiens d’aujourd’hui, qui marchent le long de la Seine, kit mains libres sur les oreilles ? Ni roman, ni théâtre, ni son et lumière, ni reconstitution, rien qui soit fictionnel, rien qui fasse fabriqué ni artificiel. En écrivant des récits qui s’adressent aux gens d’aujourd’hui. En leur disant : là où vous êtes exactement, au 18ème siècle, les teinturiers lavaient des étoffes dans la Seine, plus loin c’est les tripiers qui nettoyaient les abats, et là-bas, sur l’ile de la Cité, à l’Hôtel Dieu, on allait mourir en gémissant, de scrofules horribles ou d’angines pestilentielles.
Et justement, les rendre présent tous ces gens, par les bruits qu’ils faisaient, eux et leurs animaux. Et faisant le grand écart entre le CNRS, l’EHESS et NOVA, fabriquer avec Sylvie et Christophe, des modules pleins de pif paf, scouic, splash, comme des BD sonores – en s’amusant, en exagérant. Profiter de l’extraordinaire pouvoir imaginaire du son pour dire : regardez-les, ces gens de la Seine, monter dans le bac avec leurs animaux ! Vous voyez la veuve Marchand qui va chez l’écrivain public ? Voilà Michel Kern, un ouvrier, il est ivre, il enlève ses chaussures et il tombe dans l’eau ! Et ainsi, peu à peu, avec deux bruitages, un plouf, un bout de musique, et un rapport de police, leur redonner vie.